Intervention de Dimitri Kochko sur les circonstances de l'attentat lors de la cérémonie commémorative du 1er septembre 2009 au Trocadéro
On ne se remet jamais de la perte d'un enfant ! Encore moins peut être d'un enfant assassiné de sang froid. Ces enfants ont parfois été tués à l'arme blanche, souvent d'une balle dans le dos alors qu'ils tentaient de fuir vers un robinet d'eau courante, après avoir bu durant deux jours leur propre urine, recueillie sur un maillot de corps....
On ne peut pas se remettre de la perte de ces enfants de l'autre bout de l'Europe.
En arrivant à Beslan en avion, on s'arrête au cimetière mémorial. Aux tombes de marbre rose, où les parents déposent encore les jouets pour Noël... Où des enfants jouent avec les disparus et des mères pleurent encore aujourd'hui, inconsolables.
Les « bandits », comme les appellent les enfants, barbus et armés jusqu'aux dents, ont tiré dès le début. Ils sont arrivés par le coté de l'école qu'on n'a pas vu à la télévision, du coté de la voie ferrée.
« Au début on a cru à une mascarade pour fêter la rentrée », raconte le petit Rouslan. Il a pu fuir au moment de l'explosion finale pour s'évanouir dans les bras d'un « monsieur qui venait nous aider » et auquel il a eu le temps de demander « tu n'es pas un bandit ? ». Il a eu plus de chance que sa sœur et sa maman. Leurs photos sont aujourd'hui sur les murs de l'école, transformée en sanctuaire.
« Mais très vite, on a compris », racontent les enfants. Les terroristes tirent d'abord en l'air, puis tuent un père, pour bien se faire comprendre. Ils font entrer tout le monde dans le gymnase. Plus d'un millier de personnes (1.128 exactement) tiennent là, assises serrées les unes contre les autres. « Si l'on se levait pour chercher des yeux les membres de notre famille, perdus dans la bousculade, on risquait de ne pas pouvoir se rasseoir », nous a raconté une grand-mère survivante.
Un homme tente de calmer la foule : il parle d'abord en russe puis en ossète : « calmez-vous, il ne nous arrivera rien ». Le calme se fait peu à peu. « Tu as fini ? », lui demande un des « bandits », celui qui commande et que les autres appellent « colonel », grand et costaud à la barbe noire foisonnante et au petit chapeau rond sur le crâne. « Oui », répond l'homme simplement. Avant de s'effondrer, tué à bout portant dans la tête par le « colonel ». Devant tout le monde. Comme ça. Devant des mômes de deux ou trois ans, venus accompagner leurs grands frères ou sœurs de 6 ou 7 ans qui entraient en classe pour la première fois...
Des tués il y en a eu encore d'autres : 20 pères placés en boucliers humains et précipités, une fois assassinés par les preneurs d'otages du haut du premier étage devant les fenêtres du préau... Et puis le prof de maths, d'origine grecque qui s'est permis de protester parce que les enfants ne pouvaient pas boire... Et puis, ce qu'on sait moins, les deux femmes « chahiddin », habillées à l'iranienne et bardées d'explosifs, que le colonel a fait exploser le premier soir. Peut-être car elles protestaient contre les tortures infligées aux enfants.
Beslan est sans doute l'acte terroriste le plus monstrueux qui a ouvert le XXIème siècle avec celui qui a visé les Twin Towers de New York. Il est pourtant méconnu chez nous. Pire, il est parfois l'objet de polémiques et d'un terrible malentendu, au mieux indécent, au pire odieux !
On écrit encore aujourd'hui dans la presse française que,... je cite : « Beslan a fait 335 morts dont 186 enfants, à la suite de l'assaut des troupes russes ».
Passons sur le fait qu'on ne voit pas quelles autres troupes il pourrait y avoir, ce n'est pas l'essentiel. L'essentiel c'est que les morts ne sont pas le fait d'un assaut supposé. C'est le fait même de prendre plus d'un millier de personnes, dont une majorité d'enfants qui a provoqué un drame.
Les terroristes n'ont pas attendu le dénouement ou un éventuel assaut pour tuer des gens. Selon les témoignages recueillis sur place, il n'y pas eu d'assaut organisé, comme celui qui a eu lieu à Entebbe ou la Doubrovka à Moscou, par exemple. Il y a eu des affrontements, des tirs, puis des combats et surtout un incroyable capharnaüm... Il y a eu une explosion, puis deux autres. Puis des enfants qui ont tenté de fuir vers les robinets d'eau et des hommes en armes, civils et militaires qui se sont précipités pour les aider et affronter les terroristes qui tiraient sur les enfants.
Avec Henri-Paul Falavigna, nous sommes allés à Beslan. Nous avons interrogé les enfants, les parents, les voisins. J'ai moi-même demandé aux journalistes locaux qui ont couvert l'événement. Ils sont unanimes : les autorités locales ont été dépassées. Quand l'explosion s'est produite, l'état major a été surpris. Les hommes en armes qui se sont lancés vers l'école, l'ont fait sans même revêtir leur gilet pare-balles... Près d'une quinzaine sont morts. Aucun à la Doubrovka...
Alors pourquoi ce « background » répétitif et faux ? Le président ossète actuel Taymouraz Mansourov, qui a eu deux enfants blessés dans la prise d'otages, nous a dit qu'on « transforme ainsi les victimes en coupables ».
Bien sûr que Beslan visait à aviver les rivalités et les haines ethniques et religieuses, existant dans le Caucase et à mettre la région à feu et à sang.
C'est pour l'instant évité. Mais doit-on continuer à jouer ici la rhétorique de la guerre froide au lieu de répondre au désir d'Europe de nos concitoyens Alains-Ossètes en leur manifestant par notre solidarité nos acquis de tolérance et de démocratie ?
Dimitri Kochko
Journaliste, réalisateur de reportages, président de l'association France-Oural