Je tiens tout d’abord à remercier les organisateurs de ce colloque de m’avoir invité à y participer, bien que n’étant pas un spécialiste des études alanes. Toutefois mon intérêt pour les Alanes est ancien. A quand remonte cet intérêt ?
Je me souviens avoir lu dans les années 1960 un article de Iouri Nikolaevitch Roerich (Georges Roerich) un article en français de la revue OSS-ALANES, publication trimestrielle de l’Institut d’Ossétologie paraissant alors à Paris. Cet article était consacré aux faits épiques des cavaliers alanes au service de Kubilai Khan, qui au XIIIe siècle partirent à la conquête du sud de la Chine et allèrent jusqu’à Pagan, capitale du royaume birman.
Ayant à l’esprit ce passé historique, j’avais été impressionné aussi par une photo dans un livre sur la déroute de l’armée japonaise. C’était une photo du général Issa Pliev, deux fois Héros de l’Union Soviétique, qui s’était illustré non seulement à Stalingrad et sur le front ouest, mais avait commandé une opération décisive sur Mukden, en Mandchourie, qui l’avait conduit jusqu’à la Grande Muraille de Chine devant laquelle il se tenait debout entouré de son état-major. Officier de cavalerie, Pliev était fidèle aux traditions de ses ancêtres qui avaient parcouru les steppes de l’Eurasie.
Peu de gens à l’ouest connaissent l’odyssée du peuple alane depuis les steppes de l’Asie centrale jusqu’au Caucase, où il s’établit, et bien au-delà puisqu’il poursuivit sa course à travers la Hongrie, où certains demeurèrent, jusqu’en France où sa cavalerie aida les Francs à repousser les Huns au V° siècle, et jusqu’en Afrique du nord en traversant l’Espagne.
En France, les Alains ont laissé leur empreinte dans la toponymie. Des spécialistes français se sont penchés sur cette aventure historique. J’en citerai deux : Emile Benveniste (1902-1976) dont les «Études sur la langue ossète » (1959) sont une référence et Georges Dumézil (1898-1986) dont les recherches sur les sociétés indo-européennes et l’approfondissement de la théorie des trois fonctions (commandement et religion, guerre, production) ont conduit à étudier l’épopée des Nartes chez qui il a retrouvé trois familles.
Les Alanes ont traversé les siècles en préservant leur identité, ce qui témoigne de la vitalité de ce peuple. Aujourd’hui, la nation alane a son Etat, sa république au sein de la Fédération de Russie à laquelle elle est liée par l’histoire. Des personnalités d’origine ossète occupent des positions éminentes dans la société.
Les péripéties de l’histoire ont fait que le peuple alane a été séparé en deux entités, divisées par la géographie de ces régions montagneuses. En 1774, rattachement de l’Ossétie du nord à l’empire russe. 1801, rattachement de l’Ossétie du sud en même temps que la Géorgie, ce qui permettait aux habitants, en majorité chrétiens, d’échapper à la domination turque ou persane. A la suite de la victoire de la révolution d’octobre, l’Ossétie du Nord accéda en 1924 au statut de région autonome de la République Fédérative socialiste de Russie, puis en 1936 le statut de République Autonome lui fut conféré.
L’Ossétie du Sud eut un sort différent : devenue Région Autonome en avril 1922 dans le cadre de la Géorgie soviétique, elle déclara sa souveraineté le 20 septembre 1990, à la suite de la décision du Soviet Suprême de la RSS de Géorgie d’abroger toute loi ou acte juridique adoptés depuis 1921. A partir de ce moment, constatant un vide juridique, elle se référa dorénavant aux lois de l’Union Soviétique et le 17 mars 1991 sa population se déclara en faveur du maintien de l’URSS, alors que la Géorgie avait refusé de participer au référendum.
Par trois fois au cours de ces cent dernières années, le peuple ossète a été victime de sa volonté d’autonomie. En 1918, les menchéviks proclament une République Démocratique de Géorgie indépendante. Le peuple ossète soutient les bolchéviks, des affrontements sanglants s’en suivent avec les séparatistes menchéviks et de nombreux Ossètes trouvent refuge au nord dans la région de Vladikavkaz. C’est seulement en juin 1920 que le pouvoir soviétique fut proclamé à Tskhinval et que les troupes menchéviks se retirèrent en procédant à de nombreuses exactions et destructions.
En 1989, des affrontements se produisirent en Ossétie du sud avec des partisans de l’indépendance de la Géorgie et en mars 1990, les autorités de Tbilissi mirent fin au statut d’autonomie du territoire. En janvier 1991, des formations armées géorgiennes occupèrent Tskhinval, mirent à sac des maisons et des bâtiments publics et se livrèrent à des massacres dans les villages alentour dont plus d’une centaine furent incendiés. Des pogroms furent menés à l’intérieur-même de la Géorgie par le régime ultranationaliste du Président Gamsakhourdia. Plus de 130.000 Ossètes furent forcés d’abandonner leur demeure et se réfugièrent en Ossétie du Nord. C’est à la suite de ces événements qu’une Force mixte de Maintien de la Paix fut constituée (accords de Dagomys du 14 juin 1992). En février 2005, le Président Saakachvili dénonça tous les accords en vigueur.
La suite est connue de tous. Dans la nuit du 7 au 8 août 2008, des unités militaires géorgiennes lancent une nouvelle offensive contre Tskhinvali tandis que l’artillerie pilonne la ville. Des quartiers entiers sont détruits. Les bâtiments publics et l’Université sont systématiquement démolis. J’ai été moi-même le témoin de ces destructions.
Prenant la défense des populations victimes de cette agression, la Russie est intervenue militairement pour y mettre fin. Le 12 août, les Présidents Medvedev et Sarkozy ont formulé les principes d’un règlement pacifique des conflits sud-ossètes et abkhazes. Puis le 26 août, la Russie a reconnu l’indépendance de la République d’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie.
Dans les années 1990, les pays occidentaux ont dû faire face à un dilemme, voire des contradictions : il leur fallait choisir entre l’intangibilité des frontières issues de la Deuxième Guerre Mondiale et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Or, les Etats-Unis et l’UE ont eux-mêmes dérogé au premier de ces principes en acceptant la sécession du Kossovo.
Il existe aujourd’hui dans le monde d’autres peuples séparés par des frontières, d’autres vivant dans des enclaves. Un des cas les plus compliqués à résoudre est celui des Kurdes qui vivent sur le territoire de plusieurs Etats. Or, le mouvement de libération kurde est le plus important après le mouvement palestinien.
C’est pourquoi il est difficile de prévoir ce que sera le lendemain. Il faudrait sans doute une profonde campagne d’explication pour sensibiliser l’opinion publique et les politologues européens à la situation issue des événements de 2008 en Transcaucasie. Or l’Europe est en proie à la crise et la presse occidentale, en France notamment, est dominée par des intérêts qui sont passés de l’antisoviétisme à la russophobie. Pour les Américains, il est utile d’avoir un ennemi et il convient d’affaiblir la Russie sur ses marches extérieures. Il en est de même pour les Britanniques pour qui toute puissance ou entente émergeant sur le continent européen est dangereuse. Divide ut imperes (разделяй и властвуй) est un vieil adage.
Le peuple sud-ossète a maintenant retrouvé un début de paix et même si cette paix reste précaire tant les tensions demeurent grandes avec le voisin géorgien dont la politique intérieure connaît une évolution. L’important est de donner une nouvelle vie à l’Ossétie du Sud et à renforcer sa reconstruction. Il est essentiel de maintenir la solidarité entre les citoyens du nord et du sud de l’Ossétie.
Je sais que certains aspirent à la réunification de la nation alane habitant au nord et au sud de la chaîne du Grand Caucase. Ce rêve ne peut se concrétiser que quand les tensions auront perdu de leur intensité et qu’une formule politique aura été trouvée. Et comme le disait le Président Mitterrand, il faut donner du temps au temps…
Jean PERRIN
Ancien ambassadeur de France en Azerbaïdjan
Intervention au congrès d'études ossètes de Vladikavkaz (21 mai 2013) dont les actes viennent d'être publiés en russe .