La tragédie de Beslan en elle-même est telle que certaines vérités semblent avoir du mal à s'imposer. Si l'assaut désordonné conduisit à un massacre on oublie trop vite que ce dernier n'eut lieu qu'en raison de la décision prises par des combattants indépendantistes tchétchènes, liés à la mouvance religieuse fanatique, de prendre en otage des enfants, dont un grand nombre étaient en bas age. Les preneurs d'otages n'avaient pas hésité à priver les enfants d'eau, les conduisant à une mort certaine si rien d'autre n'était arrivé.
L'assaut donné au groupe scolaire conduisit à un massacre, mais il permit cependant de sauver une bonne partie des enfants pris en otage. Les conditions de l'assaut et les pertes subies par les unités anti-terroristes ne vont pas dans le sens de ceux qui affirment que la décision avait été prise à Moscou. En effet, peut-on penser que si le gouvernement russe avait ordonné l'assaut les unités anti-terroristes (l'équivalent russe de notre GIGN) se seraient trouvées à plusieurs centaines de mètres du lieu de l'attaque ? Peut-on imaginer que si l'assaut avait été planifié, les hommes et officiers de ces unités auraient dû se frayer un passage au milieu d'une foule en armes sans avoir eu le temps d'endosser les gilets pare-balles et de prendre les équipements réglementaires ?
La réalité des conditions de l'assaut dément les affirmations sur une décision planifiée dont on voudrait attribuer la responsabilité au président russe Vladimir Poutine. L'assaut fut donné sur la base de décisions locales, elles-mêmes prises dans des conditions chaotiques et sans aucune coordination entre les diverses autorités présentes.
Cette réalité permet aussi de bien identifier les responsabilités connexes dans cette tragédie. Si la première responsabilité incombe pleinement et totalement à ceux qui décidèrent et conduisirent cette prise d'otages, le chaos qui régna localement durant l'événement montre que les autorités locales furent irrémédiablement dépassées. Ainsi, le site de la prise d'otages ne fut jamais pleinement isolé et sécurisé. Comme on l'a dit, une partie de la population de Beslan avait pu se rendre sur les lieux et des centaines d'hommes en armes, pour la plupart des civils, créaient une atmosphère de tension et de confusion extrême. Les différentes forces de sécurité, locales et fédérales, n'étaient nullement coordonnées et il manqua en permanence l'unité de commandement qui est essentielle dans une situation aussi complexe et où autant de vies humaines sont en jeu.
Si des critiques doivent être faites, elles ne concernent pas Moscou directement, mais bien les autorités à Beslan et dans la république d'Ossétie. On peut aussi faire valoir que, dès qu'il devint évident que le chaos régnait sur place, les autorités fédérales auraient dû suspendre l'action des autorités locales et reprendre la main. Mais, c'est faire trop rapidement peu de cas de la complexité légale et institutionnelle du système fédéral russe. Dire que l'on peut aujourd'hui identifier ce qu'il aurait fallu faire ne signifie pas que les autorités fédérales avaient les moyens légaux d'agir ainsi qu'il eut été souhaitable.
On peut, et on doit, critiquer sans complaisance la désorganisation régnant non seulement au sein des forces de sécurités locales mais aussi entre ces forces et les forces fédérales. Des fautes ont été commises à de nombreux niveaux. Néanmoins, il faut se souvenir que la tragédie de Beslan ne s'est pas déroulée dans un pays stable et bien organisé mais en Russie, pays qui fut dévasté par une crise économique et politique de 1992 à 1998. Rappelons aussi que les autorités américaines, bénéficiant pourtant d'immensément plus de moyens matériels et assises sur des bases institutionnelles bien plus solides, se sont révélées incapables de faire face à l'ouragan Katrina en 2005.
L'Ossétie, on l'oublie trop souvent hors de Russie, est l'une des régions les plus pauvres de la Fédération. S'offusquer du manque de moyens n'a ici guère de sens, ou alors signifie que l'on s'institue à dessein procureur dans un procès à visées politiques. L'Ossétie est aussi une région aux équilibres sociaux-politiques délicats. La mise en œuvre des privatisations, entre 1992 et 1996 a été l'occasion de tensions entre différentes communautés. Ces tensions ont pris une tournure d'autant plus aiguë que la région allait s'appauvrissant, fautes des subventions que fournissait l'ancien système soviétique.
Ceci conduit à revenir sur l'un des phénomènes qui marqua la tragédie de Beslan, la présence de centaines de civils armés sur les lieux ou immédiatement à proximité du lieu de la prise d'otages. L'action du commando Tchétchène ne visait pas à la libération des prisonniers qui en était le prétexte. Ceux qui avaient décidé cette action voulaient provoquer une guerre civile interethnique dans la région, dont ils espéraient qu'elle deviendrait un incendie embrasant la totalité du Caucase du Nord. En s'attaquant à des enfants, dans une école fréquentée dans une très large majorité par une population culturellement chrétienne, le commando jouait délibérément la carte de l'affrontement ethnico-religieux.
Il fut d'ailleurs sur le point de réussir. En fait la tragédie de Beslan tend à cacher ce qui aurait pu être une tragédie d'une toute autre ampleur au niveau de l'Ossétie, voire du Caucase du Nord. Les autorités locales ont effectivement réagi à partir de clivages ethniques et religieux. Elles ont toléré, voire suscité, l'apparition de groupes armés qui ont commencé à exercer des pressions brutales et injustifiables sur la minorité Ingoutche de la population de Beslan, accusée de complicité dans ce crime atroce qu'était la prise en otages de centaines d'enfants. Ce sont les membres de ces groupes que l'on voit nettement sur les images et les photographies autour du groupe scolaire. C'est cette foule armée, excitée en permanence par de multiples orateurs, qui accroît la confusion et empêche une gestion techniquement maîtrisée de la crise.
La venue de Vladimir Poutine sur place a témoigné de ce que les autorités fédérales russes ont pris la mesure du danger menaçant. La déclaration de Poutine indiquant que les autorités ne tolèreraient rien qui puisse encourager les tensions inter-ethniques, les sanctions prises contre des responsables locaux, montrent que l'on avait alors compris quel était l'objectif réel des preneurs d'otages.
Le gouvernement fédéral devait d'ailleurs, dans les semaines qui suivirent la tragédie, créer une commission spécialement chargée du développement économique et social du Caucase du Nord et multiplier les mesures visant à aider au développement de la région. Ici encore, on peut considérer qu'il eut mieux valu ne pas attendre cette tragédie pour agir. Les signes avant-coureurs étaient clairs dès 2001/2002. on peut aussi considérer que la commission présidentielle, dirigée par Dmitry Kozak, accorde trop d'importance aux dimensions légales et institutionnelles au détriment d'un véritable programme de développement économique régional. On peut penser qu'il aurait été possible d'agir plus tôt et plus efficacement. L'auteur de ces lignes a défendu depuis plusieurs années l'idée que la Russie devait se doter d'une véritable politique d'aménagement du territoire et devait mener une action volontariste contre les asymétries de développement, en particulier dans le sud du pays. Mais, ces critiques sont d'une autre nature que les accusations sans fondement visant à faire des autorités fédérales russes et de Vladimir Poutine en particulier le responsable de cette tragédie. La vérité est que les autorités russes ont réagi en allant dans la bonne direction, et ce quelles que soient les critiques que l'on peut formuler quant à la mise en œuvre de cette politique ou à son intensité.
La tentative de prise de contrôle de la ville de Naltchik, qui eut lieu un an après la tragédie de Beslan illustre d'ailleurs les changements survenus à la suite de cette dernière. Les différents commandos furent rapidement interceptés par les forces de sécurité fédérales et subirent des pertes importantes. Nalchik signifia le début de la fin pour Bassaev, qui fut éliminé quelques mois après.
Néanmoins, si le succès de Nalchik montre que les leçons de Beslan ont été tirées, il ne faudrait pas qu'il conduise à leur oubli. La stabilisation du Caucase du Nord ne peut être le produit d'événements militaires. Cette stabilisation passe par le développement économique et social de l'ensemble de la région, une lutte constante contre les discriminations ethniques, une pratique de l'action politique locale qui rejette les clientélismes communautaristes et qui implique une profonde réforme des autorités locales.
Ne pas oublier les enfants de Beslan signifie ne pas oublier qu'il faut investir dans le Caucase du Nord. Investir au sens matériel du terme, et en particulier par des fonds publics pour rénover et développer les infrastructures qui conditionnent la vie quotidienne des populations. Investir dans le développement économique en créant les conditions du déploiement d'activités économiques équilibrées et diversifiées. Investir aussi au sens moral et humain, à travers l'éducation et la formation permanente. Investir enfin dans la réforme politique, pour limiter l'arbitraire des autorités locales, source permanente des replis communautaristes, et pour permettre que tous les acteurs locaux aient de manière égale la possibilité de peser sur la politique locale.
C'est au prix de cette action, dont personne ne doit douter qu'elle est complexe et délicate à mettre en œuvre, et qu'elle suscitera bien des oppositions car s'attaquant à des habitudes et des rentes de situation, que le spectre de la violence pourra enfin reculer. C'est en ne relâchant pas l'effort dans ces domaines que les autorités fédérales russes montreront le mieux qu'elles n'ont pas oublié ces vies tragiquement fauchées dans le groupe scolaire de Beslan. C'est en nous associant à une telle politique que nous montrerons le mieux notre solidarité.
Jacques SAPIR
Source du texte : SENTINEL
- Directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales, auteur notamment du "Krach Russe", La Découverte ; "Les Économistes contre la démocratie, Albin Michel ; "Quelle économie pour le XXIème siècle ?", Odile Jacob ; "La Fin de l'eurolibéralisme", Le Seuil. "Le nouveau XXIe siècle, du siècle américain au retour des nations", Le Seuil, en 2008.
- Jacques Sapir a reçu le Prix Castex du meilleur livre d'études stratégiques en 1989 pour "Le Système militaire soviétique" et le prix Turgot du livre d'économie financière en 2001 pour "Les Trous noirs de la science économique".